Alain Pras, photographe

Les sites industriels provoquent le plus souvent un mélange de répulsion et d’admiration lorsqu’ils sont en activité, de nostalgie quelque peu délétère lorsque abandonnés à la rouille et au pourrissement. Ils rappellent la mémoire ouvrière ainsi que la puissance économique sur laquelle s’est bâtie la richesse du siècle dernier : décombres d’une civilisation qui semblait dépassée du fait de l’évolution des techniques et du discours de l’écologie qui voit en eux la cause de la destruction des paysages et de l’environnement. Le patrimoine industriel semble cependant sorti de l’indifférence dans laquelle il a longtemps été cantonné en France. Des mesures de protection et de sauvegarde sont mises en place par les pouvoirs publics et de nombreux sites font l’objet de mise en valeur, de réhabilitation architecturale ou de conservation. L’intérêt du public se focalise désormais sur cette architecture singulière, porteuse d’une histoire et d’une mémoire sociale fortes. Sur un plan purement esthétique, leur beauté architecturale et leur qualité poétique n’ont pas échappé aux artistes et plus particulièrement aux photographes, pour lesquels ces bâtiments, friches ou non, sont une source infinie d’inspiration.

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Le propos d’Alain Pras est différent : c’est sur le patrimoine industriel de demain qu’il veut mettre l’accent et sur l’industrie en activité qu’il porte ses regards et son admiration. Son intérêt est d’abord esthétique : c’est la beauté de ces grands sites industriels qu’il nous donne à voir mais il souhaite également faire profession de foi. S’il reconnaît les nuisances créées à l’environnement par certaines industries, il tient cependant à être le défenseur de l’industrie contemporaine, à ses yeux injustement décriée. Alain Pras a la conviction que l’industrie, en mettant en œuvre les progrès technologiques et scientifiques, a encore un bel avenir devant elle. Il désire nous faire partager son admiration pour ces énormes machines et nous en faire découvrir la splendeur.

Il veut nous montrer que nous n’avons rien à craindre de ces bâtiments ultra-modernes. Ces complexes industriels ressemblent, à ses yeux, bien moins aux usines du siècle dernier qu’à d’immenses laboratoires dont l’impact sur l’environnement, en raison des progrès de la technologie, est de plus en plus réduit…
Son intérêt pour l’industrie, l’admiration qu’il porte à ces ports, ces usines, ces raffineries, ces hauts-fourneaux, l’ont conduit depuis plus de trente ans, à travers l’Europe, l’Amérique puis l’Asie, à photographier cet univers fait de fabuleux assemblages, de tuyauteries colorées, d’escaliers métalliques, de grues. Quand il regarde ces bâtiments industriels, il voit un immense musée à ciel ouvert dont les couleurs lui évoquent Kandinsky et dont il désire nous révéler la splendeur.

Ce faisant, il fait œuvre d’artiste et sa photographie devient peinture.
Si Alain Pras s’enthousiasme sur le travail de Charles Scheler qui photographia les usines Ford dans les années 1930, sur celui du couple Bernd et Hilla Becher qui se livrèrent à un véritable inventaire des lieux industriels, s’il souhaite lui aussi glorifier le monde de l’industrie, il diffère d’eux par la forme et l’utilisation de la couleur, très prégnante. Celle-ci évoque plutôt Peter Klasen, qu’il découvrit dans les années 1970 et dont il est toujours un grand admirateur.

Malgré ces filiations revendiquées Alain Pras réalise une œuvre profondément originale par la façon de mettre en scène son sujet. Ces constructions qui n’ont pour but que l’efficacité, il les photographie au contact direct de la nature, excluant systématiquement toute présence humaine. Même si celle-ci se devine parfois, l’homme y est minuscule, on le distingue à peine, accentuant par là même le gigantisme de ces outils et de ces bâtiments qu’Alain Pras restitue ainsi dans toute leur force colossale et leur impressionnante beauté.

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Les constructions presque abstraites que son œil détecte et nous transmet, l’absence des êtres humains, font ressortir la prégnance des éléments : ciel, terre, eau. Ceux-ci acquièrent alors une importance primordiale et l’usine photographiée s’ancre dans la nature, faisant corps avec elle.

Malgré la puissance et la violence de l’usine photographiée, celle-ci dégage une grande sérénité. La nature semble jouer ce rôle modérateur. Le bâtiment industriel planté là est le lien entre les différents éléments. L’eau, le ciel régulent nos émotions. Tout est calme malgré les jets de fumée, de vapeur qui de temps à autre jaillissent des cheminées. Le décalage entre le sujet et la nature souligne crûment l’hyperréalisme de l’œuvre.

Masses, formes, objets, couleurs nous sautent aux yeux. Le regard est partout et fouille cette multitude d’objets, ces milliers de tubes, de soudures, de plaques de fer, de béton.

Sans figure humaine pour le retenir, le regard du spectateur va errer sans contraintes et prendre possession de l’espace. L’œil rivé à la photo circule d’un élément à l’autre, découvre détail après détail et s’y perd comme dans un labyrinthe.

L’énergie et la puissance dégagées par l’ensemble paraissent faire vivre et bouger l’édifice, qui cependant reste stable. Sans fioritures ni éléments inutiles, ces cathédrales modernes s’élancent dans l’espace avec audace, leur forme stylisée ne supportant aucun élément parasite.

Alain Pras, en mariant nature et site industriel, élargit le champ de l’esthétique et, grâce à sa vision téméraire, il parvient à nous transmettre la beauté formelle d’une réalité généralement considérée comme rebutante.
Cependant, la signification de son message est multiple. On peut, comme il le souhaite lui‑même, y voir l’apologie d’un monde industriel à venir, débarrassé de toutes nuisances, voué uniquement au bien-être de l’humanité. On peut aussi, à la vision de ce gigantisme écrasant figé dans une inquiétante immobilité, pressentir un monde totalement déshumanisé. Mais quelle que soit l’interprétation que l’on fasse de son œuvre, en nous communiquant avec une sensibilité si singulière sa fascination pour le paysage industriel et en nous en révélant la beauté fonctionnelle, Alain Pras fait mieux que présenter le simple reflet de la vie industrielle comme il voudrait nous le faire croire avec modestie, il le transfigure en une œuvre d’art qui nous touche au plus profond de nous-mêmes.

A.B.